Cuesta Zapata nord Argentine jonction entre Ruta 40 et Ruta 60
Il y a des projets que l’on envisage comme dans un rêve. La traversée à vélo de la Cuesta Zapata en fait partie. J’ai l’impression d’avoir effectué un voyage au cours d’un voyage, un peu à la manière des poupées gigognes. Les cartes lorsqu’on les parcourt chez soi, on est déjà parti très loin de la table sur laquelle elles sont déployées. Dans l’immensité que représente l’
Argentine, une piste qui traverse une chaîne de montagne évitant un détour de deux cents kilomètres par la route avive forcément la curiosité. La carte au 1/2 000 000 ne livre aucun secret, un simple trait fend le relief en passant juste sur la préposition de cette magnifique appellation « Sierra de Fiambala ».
Fiambala, gros bourg, très connu depuis que le
Dakar se déroule en
Amérique du Sud. Sa réputation provient de ses dunes qui font la joie des compétiteurs, et aussi des simples promeneurs.
En préparant notre dernier voyage à vélo à travers le nord de l’
Argentine, cette aventure de 70 km de piste, nous l’attendions. J’avais bien lu un ou deux blogs de cyclos au long cours qui l’avaient parcouru ce chemin du bout du monde. Ils en parlaient avec respect, décrivant de longues poussées de vélo à travers un paysage austère. Cet ancien tracé de la Ruta 40, maintenant abandonné depuis de nombreuses années, le guide de la Ruta 40 le décrit avec des mots dithyrambiques, comme ardu, dénivelés, rios à traverser, spectaculaire. Il est même précisé que cette piste est au programme d’agences spécialisées. Rien de tel pour décupler notre envie de nous y confronter à notre tour à la force des mollets.
Ce fut l’un des moments forts de notre séjour argentin, au cours des 3666 km que nous avons parcourus. Nous pensions que selon les conditions du revêtement plus ou moins mouvant, gravier et sable, plus ou moins cabossé, grosseur des pierres, et du dénivelé, il nous faudrait 2 à 3 jours pour la parcourir. Nous n’avions aucune idée de l’altitude du col à franchir. Notre carte particulièrement taiseuse ne nous livrait qu’un indice, le point culminant de la chaîne à 4673 m. Je me doutais bien que nous ne serions pas confrontés à ce que j’avais connu au cours d’une fabuleuse traversée de 900 km de pistes au nord du
Laos, où le chemin passait assez systématiquement sur les points hauts. Mais tout de même, le point de franchissement se situait-il à 2000, 3000 m voire plus ?
Dans ces incertitudes se niche l’attrait de l’aventure en autonomie. Ne pas savoir, rien de plus jouissif lorsqu’on s’engage. Dans nos vies trop planifiées, où l’on veut tout maîtriser, particulièrement le temps, ces plages de flou laissées au hasard de l’état des piste sont une vraie cure de jouvence.
Nous voilà à
Londres, non pas la capitale de la
Grande Bretagne, mais une petite bourgade sur la fameuse Ruta 40. Le guide Michelin nous donne l’explication : en hommage du mariage du roi Philippe II d’
Espagne et de Marie Tudor, originaire des bords de la Tamise. Cela fait une vingtaine de jours que nous avons quitté
Salta et parcouru un peu plus de 1000 km, et gravi un volcan de plus de 5500 m. La forme est bonne, et c’est plein d’impatience que nous attendons la découverte de ce chemin à travers cette zone secrète.
Les premiers renseignements sont à la hauteur de nos espérances, mais un peu inquiétants tout de même. La route est interdite et non entretenue, considérée comme impraticable. Cela nous ravit, car nous sommes prêts à pousser durant des jours. Mais ce qui nous inquiète, la police en interdirait l’accès. Nous espérons bien nous soustraire à sa vigilance, mais si quelques gendarmes contrôlent le carrefour d’accès, et que l’ordre nous est intimé de rebrousser chemin, il sera difficile de faire autrement. Je comprends la police qui n’a pas envie d’aller récupérer des imprudents perdus. La police nous a déjà tirés d’un mauvais pas lors de l’accident de notre troisième camarde au pied du volcan Tuzgle, et qui a été rapatrié en
France.
Dans le petit hôtel où nous logeons j’ai toutes les peines du monde à me faire préciser par le propriétaire la position de l’embranchement de notre piste interdite. D’abord je n’avais pas encore réalisé que de nombreux Argentins ne disent pas Ruta mais Jouta. Mais voilà, une fois qu’on le sait plus de problème. D’autre part cette piste n’étant plus utilisée, il m’indiquait le carrefour à 70 km entre la R40 et la R60. Il a fini par comprendre que nous voulions couper directement. Mais de toute façon, nous avions sur nos portables l’application « MAPS ME », redoutable tueur d’incertitude. Ce système est diabolique, sur la Terre entière il vous donne les moindres chemins et comme il matérialise votre position par un petit triangle bleu, adieu les sensations fortes, on n’a plus le droit de se perdre, à moins de le couper ou d’avoir déchargé la batterie. Mais cette dernière hypothèse ne se présente jamais, car faire le point prend seulement trente secondes. Et puis sur nos vélos nous avons des pods pour recharger sur la roue avant, et si cela ne suffit pas nous avons une batterie tampon qui permet plusieurs recharges de téléphone portable.
Après une nuit ponctuée de nombreux réveils, à cause d’une boîte de nuit juste en face de notre chambre qui a envoyé des décibels jusqu’à 5h du matin, nous nous préparons pour cette belle aventure, qui va nous conduire à travers la montagne à Tinogasta au pied du fameux paso San Francisco, qui sera notre objectif suivant. Quand je dis au pied, c’est à la dimension de ce gigantesque continent, car 250 km séparent cette petite ville du col.
Donc lourdement chargés nous démarrons, pour ma part j’ai 9 litres d’eau. Ce qui n’est pas énorme, car si nous mettons 3 jours, nous en manquerons certainement, mais si 2 jours suffisent pour cette traversée, nos réserves seront amplement suffisantes. Les deux ou trois kilomètres qui nous séparent de l’entrée de la piste sont rapidement parcourus sur une route désertée par les voitures à cette heure matinale.
Après une petite erreur, vite repérée grâce à MAPS ME, nous rentrons sur le bon chemin. Ouf, pas de poste de police pour contrôler l’accès à cet itinéraire abandonné. Les premiers kilomètres sont faciles, plats et au revêtement de terre solide, ce qui permet de rouler à 15 km/h. Nous rencontrons même quelques fermes. Puis la piste prend un aspect de cul de sac au niveau d’une dernière maison. L’homme que nous interrogeons reste très vague. Nous avons le sentiment qu’il ne s’est jamais aventuré au-delà de chez lui dans la direction qui nous intéresse.
Effectivement, brutalement la largeur de la piste diminue et le sable transforme sa surface en plage. Les roues enfoncent dans cette matière inconsistante, au point que parfois les sacoches avant se posent, ce qui génère un important frottement. Dans ces moments on commence à douter. Et si la piste était de cette qualité durant 50 km ? On a beau avoir une grande pratique en matière de pistes abominables, le doute s’insinue.
Nous essayons même par moments de pousser nos vélos en dehors de la trace. Mais de redoutables buissons aux épines dures comme de l’acier nous en dissuadent rapidement. Même sur le sable il nous faut faire attention à quelques buissons morts dont les épines n’attendent que nos pneus. D’ailleurs elles n’attendent pas longtemps, André crève. Et comme les emmerdes volent en escadrille, sa chambre à air de rechange est aussi crevée, alors qu’elle est neuve. Mystère ? Car nous avions bien pris soin d’inspecter l’intérieur du pneu et de retirer le bout de l’épine resté en embuscade.
La mer de sable finit par nous libérer, car la piste escalade un flanc de montagne. Mais les cailloux le remplacent, et la pente devient assez conséquente. Nous continuons donc à pousser nos vélos, mais les sacoches heurtent seulement de temps à autre des pierres de grosse taille. Elles vont tellement subir d’abrasion qu’elles seront constellées de trous après cette expérience. A la fin du voyage je les jetterai, après tout de même une dizaine d’années de bons et loyaux services. Mais jusqu’à présent je les avais utilisées à l’arrière et non à l’avant.
Après une section tout en virages, nous atteignons un plateau au sol assez consistant et à l’inclinaison très douce. Durant une dizaine de kilomètres à nouveau nous pouvons monter sur nos vélos et progresser à 10 km/h. Tout étant relatif, nous considérons cette vitesse comme très honorable. Seule personne motorisée rencontrée durant ces deux jours, un Argentin à moto. Il coupe à travers la montagne pour éviter les 200 km de route.
Puis, la dernière section qui nous conduit au point haut de cette traversée consiste en une piste aux nombreux virages. Elle est en très mauvais état, des éboulements l’obstruent à plusieurs endroits. A vélo cela ne nous pose pas vraiment de problèmes, cela nous oblige à quelques portages de nos montures. Mais un véhicule, même 4x4, aurait beaucoup plus de difficultés à franchir les sections détériorées. Sans doute, les occupants du véhicule seraient-ils forcés de faire quelques travaux de terrassement. Pas étonnant, nous ne voyons aucune trace de pneus de voiture.
Enfin à 17h nous arrivons au col à 1875m. La descente ne semble pas très facile.
La piste s’enfonce dans une vallée aux pentes très raides. Elle se déroule au-dessus d’abîmes impressionnants. Un mauvais rebond sur une grosse pierre, un déséquilibre et c’est la chute de quelques centaines de mètre au fond d’une gorge sauvage. Nous essayons de nous maintenir au maximum éloignés du vide. Mais ce n’est pas toujours possible, conséquence nous avons droit à quelques bons coups d’adrénaline.
Nous savons que la petite ville de Tinogasta se niche quelque part dans cette gigantesque plaine qui s’étale devant nous. Mais la démesure des espaces andins ne nous permet pas de la repérer. Plus nous descendons et plus le danger d’une chute mortelle s’éloigne.
Un peu avant la tombée de la nuit, une ruine en bordure de chemin nous permet un bivouac confortable. L’air est doux et le vent faible, conditions idéales. Seul point négatif, de toute évidence d’autres ont bivouaqué ici avant nous. La preuve, de nombreuses bouteilles en plastique et boîtes de conserve jonchent le lieu. Dommage !
Nous commençons par nous faire un thé chaud agrémenté d’une bonne quantité de miel, puis un plat de riz. Nous ajoutons des cubes aux légumes, ce qui nous permet de consommer l’eau de cuisson en soupe. L’eau que nous transportons sur nos vélos, il n’est pas question que nous en perdions une goutte.
Le lendemain par une piste très roulante nous atteignons la petite ville sur la Ruta 60, qui nous conduira au paso San Francisco à 4800 m d’altitude.
La partie finale de cette traversée offre sur les 15 derniers kilomètres un spectacle affligeant. Nous parcourons ce que l’on peut considérer comme une gigantesque décharge à ciel ouvert. Le vent violent de ces régions se fait un plaisir fou à disséminer « aux quatre vents » des déchets de toutes sortes, et les buissons sont pavoisés à l’envi de vieux sachets de chips et autres rejets de notre société de consommation.
Ces deux jours resteront pour nous un magnifique souvenir hors du temps et loin des hommes. Le vélo est à mon sens un outil magnifique, qui seul permet de vivre de telles expériences en autonomie avec une logistique minimale. L’étape suivante, le paso San Francisco va aussi nous procurer de belles émotions dans une nature sauvage et très hostile.