Samedi 30 janvier 2010. Quartiers branchés de
Tirana.
Des files de Mercedes attendent de se garer, rutilantes, dernier cri. Quatre-vingts pourcents de Mercedes en
Albanie. Le tout vieux modèle. Mais dans ce quartier de la capitale, toutes sont flambant neuves, le dernier modèle. Je descends de celle qui m`y a menée. A l`entrée, la fouille est méticuleuse. Pour Korep, qui m`accompagne. Moi, on ne me touche pas.
Je gravis les marches, tapis rouge, et franchis les portes du club privé. Korep est un habitué. On m`offre un boutelle de vodka sur un plateau d`argent. Le goulot est enduit de sel, subtilité albanaise. Nous trinquons. Je ne peux m`y faire. Chaque fois, mes doigts viennent saisir la bouteille à l`endroit du goulot. Je m`essuie discrètement sur mon pantalon.
Sur un écran gigantesque, les images d`un défilé de mode au Palais de Chaillot. Korep connaît le Palais de Chaillot. Je lui dis que j`ai longtemps habité tout près. On m`offre une deuxième vodka. Ne pas trop boire. Cette fois, mon hôtel est loin. Ne pas trop boire, donc.
La veille, le soir, dans un bar, un petit vendeur de téléphones portables à la sauvette, Fatos, a insisté pour m`offrir un Martini. Je sais très vite à quoi m`en tenir. J`évite soigneusement de répondre à ses questions trop insistantes et détourne la conversation. Je lui pose des questions sur son pays :
- Quelles relations entretenez-vous avec les Kosovars à présent qu`ils ont leur indépendance ? Cela a-t`il beaucoup changé ?
Ça le saoûle. Je continue, exprès. Je lui livre mes analyses géostratégiques à la petite semaine sur le nouvel Etat. Je donne dans l`''adlérisme''. Ça m`amuse. Lui, ça l`emmerde. Je continue, exprès. D`abord, parce qu`il est bon qu`il sente à qui il a affaire. Ensuite, parce qu`il m`énerve. Parce qu`il croit, un de plus, qu`il suffira de quelques verres pour me mettre dans son lit. Je bois très lentement. Je sirote mon deuxième Martini d`une façon tout à fait exaspérante. Il veut me faire boire. J`en fais trop.
- Ici, en
Albanie, vous n`avez pas de problèmes avec les Chrétiens ?
Il répond à peine. Je pose des questions dont je sais déjà les réponses.
- Ils sont plutôt dans le Nord, les Chrétiens, dans la région de Skodër ?
Je vais aux toilettes. Il a profité de mon absence pour commander des vodkas. Je me méfie. Par prudence, je profite d`un moment d`inattention pour inverser nos verres. J`ai le nez creux.
Je continue à l`assaillir de questions.
- Les étudiants manifestent-ils beaucoup ici ? Les fins de manifs sont-elles tendues parfois ?
Mais déjà, ses propos deviennent confus. Il s`embrouille. Sa bouche s`amollit, sa langue devient pâteuse. Les yeux se ferment, la tête dodeline doucement, commence à pendre lamentablement. Il lutte. Puis, soudain, il s`écroule de tout son poids sur la table. Il n`a pas dû y aller de main morte, le drôle. Je ne règle pas les consommations, bien sûr. Par chance, mon hôtel n`est pas très loin. Je rentre à pied.
Ce soir, donc, prudence, ne pas trop boire. Mon hôtel est loin et je dépends de la Mercedes de Korep.
Pas de carte bancaire, mon sac est vide. Pas si bête. Quelques billets, en nombre suiffisant, glissés au fond de ma poche. Mais ne pas trop boire quand même. La musique est rétro, années 80. J`aime bien. On alterne avec de la musique balkanique.
- J`espère qu`il n`y aura pas de bagarre, me glisse Korep. Il semble nerveux, mal à l`aise. Il s`obstine à surveiller l`entrée du club, plein à craquer de cette jeunesse fortunée de
Tirana. Les filles sont belles. Pas vulgaires. De certaines, l`on pourrait presque dire qu`elles sont habillées comme des Parisiennes. Passe de plus en plus de musique albanaise. Je n`y connaîs pas grand chose, mais cela sonne musique tzigane avec des accents de pop turque. Korep ne danse pas. Je prétexte une envie pressante pour m`éclipser et gagner le devant de la salle, où un groupe à l`allure sympathique fête un anniversaire. Champagne à flots. Ils sont beaux.
Je n`ai jamais dansé à la façon albanaise. Mais la musique me plaît. Je me laisse aller. Ils me font danser. J`apprends vite. Je leur dis que je suis française.
- Merci beaucoup ! me dit, en français, celui dont on célèbre l`anniversaire. Ses manières sont élégantes. On ne cesse de trinquer, avec n`importe quel verre. On m`offre un mojito. On danse.
Du coin de l`oeil, je vois Korep qui ne me quitte pas des yeux. Il me fixe depuis le coin de la salle dont il n`a pas bougé. Son regard est dur, glacial. Il ne danse toujours pas. Je lui fais signe, pour l`inviter à nous rejoindre. Plusieurs fois. Il ne bouge pas. Des hommes plus âgés, dont les tenues rivalisent de raffinements maffieux, exquis, me font danser. Dans leurs yeux emplis de fibrilles, passent les lueurs de l`alcool. Ne pas trop boire.
De nouveau, je me retouve à danser, au centre d`un cercle. On frappe dans les mains. Le cercle grandit, se rétrécit. Alternativement. J`imite, j`invente, peu importe. Sifflets et appaludissements me donnent de l`assurance.
A
Lhasa, dans l`une des boîtes des plus modernes, je m`étais retrouvée, sans trop savoir comment, sur le podium central, à danser des heures durant. Cela n`est pas trop mon genre pourtant. Je crois, au reste, que l`on avait subrepticement glissé quelque substance désinhibante dans une boisson. Légère, mais suffisante néanmoins pour que ne me gênent plus les mains insistantes de quelque Chinois ou Tibétain sur ma poitrine. Au reste, l`importun avait très vite été expédié sans ménagement vers la sortie par d`intraitables vigiles.
Mais ce soir, à
Tirana, je n`ai pas trop bu. Juste assez. Tout va bien.
Je ne peux détacher mon regard d`un des fêtards, un des amis de celui dont on célèbre ce soir l`anniversaire. Il est beau. Il me rappelle un bassoniste qui jouait dans le même orchestre que moi quand j`étais plus petite.
Il est beau. Bien habillé. Il fait très 16e. Mon côté '' petite dinde'', un reste dont j'ai décidément beaucoup de mal à me départir. il danse bien, vraiment. Korep me fait signe qu`il veut partir. Il pointe du doigt sa montre, d`un geste péremptoire. Il veut aller ailleurs. Ici, ça ne lui plaît pas.
Il m`énèrve. Je n`ai pas du tout l`intention de partir, moi.
D`abord, je ne fais même pas exprès. Il enrage. Je le remarque.
Il m`énèrve. Nous ne sommes pas mariés, il n`a aucun droit sur moi. Et quand bien même nous le serions, il n`en serait pas moins autorisé à se comporter de la sorte. Je l`ai rencontré il y a quelques heures à peine.
Il m`exaspère. Le ''bassoniste'' n`a pas l`air de s`apercevoir qu`il nous fixe, n`a pas l`air de remarquer son regard dur.
L`ambiance s`échauffe. On hurle. Les filles rient, la gorge renversée. Elle prennent des mines de chattes. Certaines me collent au passage des baisers alcoolisés sur la nuque. L`une d`elles se glisse entre mon ''bassoniste'' et moi, sensuelle.
Nous dansons. Ses mains se posent délicatement sur moi alors qu`il me fait danser. Plus près, plus serrés. Doucement.
Alors, je ne l`ai même pas vu traverser la salle, tout soudain, Korep se jette sur mon ''bassoniste'', éberlué. Lui non plus ne l`a pas vu venir. Korep hurle, en albanais. Je pose un doigt sur ma bouche, tranquillement, tout en continuant à danser. Je pense pouvoir calmer le jeu. Comme je me trompe.
Pas le ''bassoniste'', mais un autre, surgit. Il assène un énorme coup à Korep. Le ''bassoniste'' s`écarte. D`autres se mêlent, instantanément. On crie. Les filles crient. Sans attendre, les vigiles s`interposent et l`on évite de justesse le pugilat généralisé. Je reste interloquée. Je n`en crois pas mes yeux. Ni le ''bassoniste'' d`ailleurs, resté sur le côté, médusé.
Nous n`avons été, manifestement, que le banal prétexe à un éclat, fruit de longues et incurables inimitiés. Qui nous dépassent.
Korep me saisit brutalement par le bras et me tire sur le côté. Je lui dis qu`il n `a qu`à partir seul, s`il veut.
Je suis furieuse. Je me dis que je trouverai bien le moyen de rentrer par mes propres moyens. A pied au besoin. Ça m`est bien égal. Mais il me répond d`un ton qui n`admet pas de réplique qu`il va ''lui casser la gueule''.
Je préfère ne pas tenter le diable. Je connaîs mal les Albanais et j`ai très peu de pratique des boîtes de nuit albanaises. Au vrai, c`est même la première fois que j`y mets les pieds.
Je sais que cela peut très vite mal tourner. Et n`y a-t`il pas, au frontipice de chaque boîte un petit panneau, ''armes à feu interdites'', symbolisé par un pistolet barré ? Pas pour rien.... Je n`insiste guère.
Nous descendons les marches, sans mot dire, et gagnons la voiture.
- Il est tard, dit-il.
Je ne réponds pas, bien décidée à lui faire comprendre que tout cela ne me plaît, mais alors, pas du tout.
Il a l`air pitoyable, soudain. Il cherche quelque chose.
- J`ai oublié les clefs de la maison, dit-il.
- Et alors, je réponds. Je rentre à l`hôtel.
- Oui, mais moi, je vais passer la nuit dehors.
Il ment. Je le sais. Il sait que je le sais. Il me dit que mon hôtel est fermé à cette heure-ci et qu'il vaut mieux prendre une chambre, tous les deux, quelque part. Je lui dis que je rentre à l`hôtel, que cela lui plaise ou non. Il ne répond pas.
Je change de tactique. Je lui dis que, très probablement, mon hôtel sera fermé, mais que je veux tout de même vérifier et qu`après j`aviserai.
Bien entendu, j`ai pris soin d`avertir le gardien, avec lequel j`ai eu une petite conversation en ''croate'', quelques heures plus tôt. Il veille toute la nuit et m`attend.
Pour l`instant, Korep a l`air de se satisfaire de la réponse. Mais, au dernier moment, alors que je reconnaîs le chemin, il oblique et s`engage dans une petite parallèle.
Alors, je lui dis, avec toute l`agressivité contenue dont je suis capable et scandant chaque mot :
- Tu t`arrête. Je finis a pied.
Il ne me fait pas peur. C`est étrange mais je n`ai pas peur. Je sens qu`il ne me touchera pas. J`ai le dessus.
Et il s`arrête. Je descends, gagne mon hôtel, ma chambre, enfin.
Je me garde bien d`allumer la lumière en entrant et je regarde discrètement par la fenêtre.
Je le vois qui rôde en voiture sous les fenêtres pendant près d`un quart d`heure, puis se décourage, s`en va, enfin.
Il est cinq heures du matin, à
Tirana.
R.S