Asya a 19 ans. Elle est turque, vit à
Istanbul et a grandi dans un univers strictement féminin.
Fille sans père, "bâtarde", élevée par ses quatre mères-tantes ou tantes-mères, sa grand-mère virago et Petite-Ma, l'arrière-grand-mère atteinte de la maladie d'Alzheimer. "Une maison de dingues"...
Le seul homme vivant de sa famille, son oncle Mustafa, a été très vite envoyé aux
Etats-Unis d'Amérique, pour l'éloigner de ce que ces femmes prennent pour une malédiction (la disparition prématurée de chaque élément masculin de la famille).
Asya est toute entière révolte, "si pleine de rage ma douce" comme lui dit son amant, cruelle aussi, comme sa mère, le mouton à cinq pattes de la famille sur laquelle s'ouvre le roman ; désarmante, et désarmée dès lors qu'on lui refuse le conflit. Elle se veut nihiliste, elle qui l'est si peu. Elle aime la musique. Enfin, la musique de Johnny Cash seulement, si désespérante qu'elle justifie ses états d'âme et l'idée qu'elle se fait de la vie.
Armanoush / Amy a 21 ans. Elle est arménienne-américaine selon ses propres mots. Elle vit aux EUA, partagée entre son père - fils de la diaspora arménienne-, et sa mère, une américaine du cru, divorcés quand elle avait l'âge de porter des couches-culottes.
Partagée physiquement entre l'
Arizona et
San Francisco. Partagée dans son être entre Armanoush l'arménienne et Amy l'américaine.
Détail important : sa mère a épousé en secondes noces Mustafa, l'oncle d'Asya.
Elle aime les livres dans lesquels elle se réfugie ; trop belle pour être l'amie et la confidente de ces messieurs, trop fine et intelligente pour n'être qu'amante.
Armanoush / Amy décide, à l'insu de ses familles, de se rendre à
Istanbul, à la découverte du passé familial. Des amis forumistes la mettent en garde, tout en plaçant leurs espoirs dans ce voyage ("tu seras notre correspondante de guerre").
Naturellement, elle est accueillie dans la famille d'Asya.
Et quand Asya et Armanoush se rencontrent, elles devisent du monde, des hommes, du passé, de l'avenir, en buvant du thé et du coca, en regardant les cargos russes glisser sur le
Bosphore...
Et dans ce passé, bien sûr, il y a 1915, le génocide. Mais E. Shafak, tout en reconnaissant les faits, ne juge pas les hommes. Elle confronte deux regards, deux mémoires. Celle d'Armanoush, dont le présent se nourrit d'une histoire multiséculaire ; celle d'Asya pour qui l'histoire a commencé en 1923 et qui refuse même de remonter le fil du temps au-delà du jour de sa naissance (ignorant jusqu'à l'identité de son père, comment pourrait-elle s'identifier dans une nation ?).
Terrain glissant, mais abordé avec un sensibilité hors-normes, parce qu'il y a au départ la reconnaissance et l'acceptation de l'existence de deux paradigmes... qui se tournent le dos.
La première partie du roman brosse les portraits de ces femmes (surtout), des rares hommes (aussi), avant la rencontre de ces deux jeunes femmes.
Des personnages douloureux, fragiles, sensibles, vulnérables derrière leurs attitudes si péremptoires.
Jamais de pathos, non ; Elif Shafak ne fait pas de ses femmes des héroïnes de tragédie antique. Il y a quelque chose de très slave dans l'encre qu'elle utilise. Les failles se révèlent dans des mots trempés d'humour. Mais pas un humour moqueur : E. Shafak aime ses personnages, les enveloppe d'une empathie qui révèle une grande humanité, un ressenti aigu des émotions et des déchirures qui affectent les hommes.
Et il y a
Istanbul... Cette "fissure géographique". Des ballons de toutes les couleurs qui disparaissent dans le
Bosphore. Des vendeurs de tout et n'importe quoi à qui on met un "-iste" à la fin de ce qu'ils vendent pour leur donner une profession. Le "vieux
pont Galata" comme un leitmotiv. Le
Bosphore, toujours. La pluie, le brouillard.
Istanbul telle qu'elle est (du moins telle qu'elle s'est toujours offerte à moi, telle que je l'ai ressentie à chaque fois) : terriblement mélancolique.
Une plume trempée dans le
Bosphore...
Un livre reçu hier, sans crier gare. Une découverte littéraire, que je voulais partager.
Question pour les connaisseurs : le café Kundera existe-t-il vraiment ?