Ce livre est une "tranche d'
Inde où rien ne manque :
Inde admirable,
Inde rebutante ; en un mot :
Inde incompréhensible. Celui qui effectue ce parcours est un indien, et hindou, qui a formé son esprit au contact de l'
Inde traditionnelle et des écoles supérieures inspirées par l'anglaise culture. Il est devenu haut fonctionnaire de l'O.N.U. à
New-York.
Il nous raconte les terribles conflits ethniques dont l'
Inde est déchirée depuis son indépendance. Il fouille la terre indienne pour mettre à nu les racines de l'affrontement islamo-hindou ; il explore son pays pour constater et déplorer la triste pérennité de cette histoire vieille de plusieurs siècles. Il cherche à décrire tous les facteurs de ce conflit. Ce qui découlait ipso-facto d'une situation historique, ce qui se greffait sur cet état pour en calmer ou en exacerber les effets.
Mais toute cette exploration ethnologique n'est absolument pas un cours abstrait et théorique digne de figurer dans une froide encyclopédie. Sashi Tharoor nous invite à suivre un récit où les "macro-facteurs" sont avantageusement remplacés par des acteurs de la vie quotidienne. On n'oublie pas les sordides ghettos musulmans de
Delhi, ni la foule indienne avec ses mendiants, ses vaches sacrées et ses rickshaws. L'histoire se déroule à l'ombre des mosquées et des temples sikhs ou hindous. L'histoire des gens se mêle à l'Histoire des Grands, de Gandhi à Indira Gandhi, en passant par Aurangzeb et Ali-Jinnah. A travers les héros d'un récit qui tient en quelques mois de l'année 1989, toute l'
Inde vit et palpite au-delà du temps et de l'espace, même si on ne quitte guère la ville de Zaligarh, dans l'Uttar Pradesh.
Les acteurs du drame sont peu nombreux : Priscilla Hart, américaine engagée dans une O.N.G. qui oeuvre pour le "Birth control" ; ses parents, dont sa mère Katharine et son père Rudyard qui rêve de répandre le Coca-Cola en
Inde ; Randi Diggs, journaliste ; le flic-chef sikh Gurinder Singh ; quelques représentants des communautés hindoue et musulmane ; et pour finir, l'homme d'amour de Priscilla, l'administrateur Lucky Lakshman, une sorte de préfet sorti de l'E.N.A. indienne.
L'affaire n'a pas de récitant à la première ou à la troisième personne. Elle tient dans des interviews, lettres, confidences de journal intime, billets doux et poèmes.
Le point fort de ce choix de présentation est de nous offrir un kaléidoscope de points de vue différents, allant souvent jusqu'à l'incompatibilité. Le plus étonnant chez Sashi Tharoor, c'est sa capacité d'allier la proximité à la distance. A travers son présumé alter-ego Lakshman, il garde un contact permanent avec la réalité, la sienne et celle de son entourage, tout en faisant preuve d'une rare capacité à prendre de la distance vis-à-vis de lui-même. Il fait parler des gens qui sont aux antipodes de ce qu'il est, sans les caricaturer. On pourrait croire qu'il exprime chaque fois ses propres convictions. Il faut dire qu'il n'est ni binaire, ni manichéen, ni sectaire. Il sait reconnaître une part de vérité dans tout discours, même fondamentaliste et extrêmiste de tout bord. Cette attitude n'aide pas ceux qui cherchent la frontière entre le "camp du Bien" et le "parti de Satan" à travers le monde d'aujourd'hui et d'hier. Lakshman vit de son corps, de son coeur et de son esprit. On peut supposer que Tharoor fait constamment la part des choses entre les domaines de l'affectif et du rationnel sans jamais laisser l'un "manger dans la gamelle" de l'autre.
Lucky et Priscilla vivent un amour difficile. Priscilla est une "open mind made in U.S.A.", Lucky est un métis culturel d'occident et d'orient. Le cadre de leur rencontre est une source d'incompatibilité profonde. Leur conflit croît en parallèle avec le choc des religions indiennes. Tout ce livre est un constat qui pourrait être un cri désespéré à propos des incompatibilités humaines. Conditionnement des peuples, conditionnement des individus, situations d'incompréhension, limites de la communication, poids terrible des "sur-moi" psychologiques individuels et collectifs : voilà le terrain sur lequel nous nous rencontrons tous, habitants de continents éloignés, ou voisins du même village, et aussi membres de la même famille.
Livre désespéré ? Certes non. Je relis l'interview du professeur Mohammed Sarwar à la page 168 et suivantes. Notons au passage que l'indien occidental au nom hindou Sashi Tharoor a choisi un musulman pour apporter un message d'ouverture. Et pourtant, toute l'Aryannité, de l'
Inde à l'Occident, "sait que l'Islam est, par nature, source pléonasmatique de sectarisme intégriste". Joli clin d'oeil de l'auteur. Sans être un pacifiste bêlant, ce Sarwar développe des arguments de coeur et de raison en faveur de la coexistence tolérante. A travers son vibrant exposé, le livre fait exploser les frontières des Indes pour nous faire atterrir, sans les citer, dans tous les coins du monde où sévit l'incompréhension entretenue :
Irlande du nord,
Palestine, Kurdistan,
Chypre,
Rwanda, etc...
En conclusion, je pense que cet ouvrage est un hommage à la vérité. L'auteur s'amuse. A la page 209, l'oriental Lakshman semble faire sienne le très peu rationnel "à chacun sa vérité" : "La vérité ! Ce qu'il y a de singulier à propos de la vérité, ma chère, c'est qu'on ne peut en parler qu'au pluriel". Par contre, à la page 224, l'occidental Lakshman se fait cartésien : "La vérité est une, les sages l'habillent de noms différents". On dirait du "Krishnamurti".
J'ai parlé d'hommage à la vérité : oui, car Sashi Tharoor n'est pas de ces menteurs dont nous sommes tous, un jour ou l'autre, et qui
mentent en ne disant que des choses vraies car ils ne disent qu'une partie de ce qui est.
(L'auteur de ce compte-rendu est Bernard, le mari de Fabricia).