Je reproduis ci-dessous un article récent du "Figaro" et vous engage à échanger sur ce thème, associé à cet autre : Les pays non-préparés et non développés vont-ils souffrir beaucoup plus que d'autres de ces changements climatiques ?
Lorsqu'on connait la situation de
Bénarès, peut on croire au miracle ou bien au suicide collectif de cette Union d’États indiens ?
Titre de l'article : Inde: les dernières gouttes d’eau de Bangalore
Par
Sébastien DaycardPublié le 31/05/2019 à 07h15
REPORTAGE - Centre mondial des technologies de l’information et moteur de la croissance indienne,
Bangalore connaît de graves pénuries d’approvisionnement en eau. Depuis vingt ans, la ville vit sous perfusion grâce au pompage des nappes phréatiques, dont l’épuisement est prévu en 2025. Reportage dans une ville au bord d’une faillite écologique.
De vastes étendues d’eau, des complexes sécurisés avec leurs jardinets à la végétation luxuriante, des noms évocateurs comme Strawberry Fields, Tuscany, Bellevue, Napa Valley ou Dream Acres, des appartements avec tout le confort moderne: les abords des lacs Bellandur et Varthur ressemblent à un rêve de classe moyenne qu’achètent sur papier glacé les couples avec enfants et les retraités. Un paysage de carte postale qui cache toutefois une autre réalité lorsqu’on écoute les riverains. «J’achète des bouteilles d’eau, je fais appel à un camion-citerne pour les usages domestiques et je reste chez moi à cause de l’odeur du lac. L’eau du robinet est tellement chlorée qu’elle en devient imbuvable. Et les chauffe-eau ne résistent pas aux sels et aux nitrates. Les gens quittent rapidement le quartier. Certains vendent, d’autres préfèrent mettre leur bien en location. Après six mois passés ici, je vais bientôt déménager», s’indigne Richard, un habitant de la ville.Un égout à ciel ouvert
Autrefois réputée pour ses arbres et ses lacs construits par Kempe Gowda, le maharadjah de
Mysore,
Bangalore est aujourd’hui tristement célèbre pour ce cloaque nauséabond qu’est devenu le lac Bellandur. Dès que le courant s’accélère, une mousse blanche se forme à la surface, à cause des détergents. Et les jacinthes d’eau prolifèrent, favorisant la disparition de poissons et la formation de méthane qui s’enflamme régulièrement.
«Quand j’étais petit, nous buvions cette eau, je nageais dans le lac et j’allais pêcher après l’école. C’étaient des terres agricoles. Puis la population de
Bangalore a considérablement augmenté, les constructions se sont multipliées sur les plaines de l’Est. Tout ce développement s’est fait sans se préoccuper des infrastructures», déplore M. A. Khan, proviseur d’une école située en aval de ce gigantesque égout à ciel ouvert, qui collecte 60 % des effluents de la ville.
» LIRE AUSSI - Bangalore, la Silicon Valley indienne, minée par la crise de l’eau Troisième mégapole indienne après
Delhi et
Bombay,
Bangalore a connu un développement éblouissant: elle représente 10% du PIB indien et 40% du PIB du Karnataka. Pour chaque emploi créé dans les technologies de l’information et de la communication, la
Silicon Valley de l’
Inde en crée trois autres. De ce fait, elle attire les travailleurs de l’
Inde tout entière qui s’installent en périphérie dans des compounds pour classes moyennes et des bidonvilles pour les plus pauvres. Mais elle a aussi pris trente ans de retard dans la gestion des eaux usées. «Il n’y a que deux stations d’épuration pour traiter 130 millions de litres par jour, alors que le lac Bellandur reçoit chaque jour 500 millions de litres d’eaux usées, explique le proviseur. Actuellement, la santé des riverains est affectée par la prolifération des moustiques qui apportent la fièvre, la dengue, la malaria ou des infections cutanées. Deux personnes sur 10 ont des problèmes de reins et subissent des dialyses dans la zone comprise entre les lacs Bellandur et Varthur.»
«Nous avons ruiné l’avenir de nos enfants»
Au bord du lac Varthur, la professeur Allinari réalise des prélèvements avec ses élèves pour leur expliquer, preuves à l’appui, que ce lac est lui aussi très pollué et qu’il ne faut plus jouer à proximité. «Nos enfants sont allés dans leurs immeubles pour sensibiliser les riverains à ces questions. Ils étaient goguenards: vous voulez sauver le lac, eh bien allez-y! Mais cette eau alimente ensuite les zones agricoles du Karnataka et du Tamil Nadu. Nous mangeons ces produits... Je suis inquiète pour la santé de mes élèves. Nous avons ruiné l’avenir de nos enfants.»
Telle est la situation à
Bangalore, où le meilleur des technologies et du savoir-faire indien côtoie des désastres écologiques dans la plus grande indifférence. «La cité s’est étendue en pensant que les lacs n’avaient plus aucune utilité et qu’il fallait désormais aller chercher de l’eau dans l’arrière-pays. Les promoteurs et les hommes politiques en ont profité pour les laisser croupir ou les assécher et construire des bureaux, des zones commerciales et des logements à perte de vue, sans connexion au réseau et sans système d’assainissement», dénonce V. Balasubramanian, l’ancien secrétaire général adjoint de l’Etat du Karnataka, qui fut le premier à lancer l’alerte.Une ville assoiffée
Aujourd’hui, le service de l’eau n’approvisionne plus que le centre-ville actuel. «Toute la périphérie dépend de l’eau souterraine, soit 40% de la population. On dénombre plus de 400.000 forages sauvages. Pour autant, cette eau est, elle aussi, impropre à la consommation. Proches des lacs, les zones de pompage sont contaminées. Certes, les plus riches installent des systèmes privés de traitement à osmose inversée et le gouvernement installe des fontaines collectives fonctionnant sur ce même principe, mais cela ne résout pas le problème de l’approvisionnement à moyen terme», déplore T. V. Ramachandra, scientifique au prestigieux Institut des sciences.
Pas moins de 40 % de la population de
Bangalore dépend de l’eau des nappes phréatiques, de plus en plus polluées. Il faut donc trouver des solutions alternatives. - Crédits photo : Laurent Weyl / Collectif Argos
Conducteur d’un vieil Ashok Leyland de 24.000 litres, Rammu travaille pour l’entreprise Himalaya Water Supply. Comme lui, 300 à 400 camions-citernes circulent dans le quartier de Whitefield pour tenter de satisfaire les besoins d’une ville de plus en plus assoiffée. Trois à quatre fois par jour, il livre de l’eau aux centres commerciaux, aux hôtels ou aux hôpitaux. La raison est simple: il n’y a plus d’eau dans leurs forages à proximité. «Peu importe celui qui paie, nous livrons! Des plus pauvres habitants dans les bidonvilles, aux plus riches. Nous répondons aux urgences 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, déclare fièrement son patron, Bhaskar Gowda. Les gens pestent contre nous parce que nous créons des bouchons et, en même temps, les entreprises n’ont pas de connexion à l’eau. De toute façon, le service public n’arrive même pas à leur en fournir en quantité suffisante!»
Un univers digne des Shadoks, où tout le monde pompe allègrement et en permanence
Quatre-vingt-dix pour cent de l’industrie et des services dépendant de l’eau souterraine, l’accès à l’eau a permis l’essor d’un commerce très rentable. Issu d’une famille de fermiers, Bhaskar Gowda a démarré avec un tracteur et une citerne. Il possède aujourd’hui cinq camions. La demande est tellement élevée qu’il existe une vingtaine d’entreprises comme la sienne à Whitefield. «Les gens pensent que nous sommes une mafia. C’est faux! Nous faisons juste pression pour que personne ne baisse les prix, parce que l’approvisionnement coûte très cher. Tous ceux qui essaient d’entrer sur le marché aujourd’hui font rapidement faillite. Les agriculteurs louent les dernières terres disponibles à prix d’or et, comme il n’a pas beaucoup plu l’an dernier, j’ai dû réaliser sept forages pour satisfaire la demande et, par cinq fois, je n’ai rien trouvé!»
Dans cet univers digne des Shadoks, où tout le monde pompe allègrement et en permanence, un représentant de la communauté française de
Bangalore, directeur d’une grande entreprise, est plutôt dubitatif: «La pénurie d’eau alimente les conversations et, en même temps,
Bangalore vit dans le déni. Nous sommes tous consternés par la gestion du service public, mais la plupart des chefs d’entreprise pensent que le gouvernement fédéral va s’attaquer rapidement au problème, et que l’on aura trouvé des solutions techniques dans dix ans. Sauf que l’
Inde n’est pas la
Chine.»Forage des sous-sols
À la tête d’une filiale de Safran, Damodaran Subramanian confirme qu’une bulle écologique s’est formée. «
Bangalore a atteint un point de saturation et les avantages de son mode de développement low cost sont déjà en train de décroître. Les compagnies gardent encore leur siège social mais elles installent leurs filiales dans d’autres villes comme
Hyderabad,
Mangalore ou
Mysore, qui manquent d’eau dans de moindres proportions.»
Dans les campagnes, la situation n’est guère plus enviable. A Mandya, dès que la mousson n’apporte pas l’eau espérée, les rizières du Karnataka connaissent la faillite. «Mon frère cultivait la canne à sucre, le millet, le riz et la soie. Il était très endetté. Comme beaucoup d’agriculteurs, il avait emprunté pour avoir accès aux fertilisants, aux machines agricoles et embaucher des ouvriers. Mais tout a échoué. Pendant deux ans et demi, il n’y a pas eu de pluie et la récolte a été perdue. Il y a quatre semaines, il s’est suicidé parce qu’il n’arrivait plus à rembourser son prêt aux usuriers», raconte K. Krishna, 48 ans ; 1200 personnes ont connu le même sort depuis 2017.
Dans les années 1970, le barrage Krishna Raja
Sagar donnait l’espoir d’un accès à l’eau universel. Annoncé dans les journaux et guetté par les fermiers, ce flux irriguait toute la région. Aujourd’hui, le délestage a lieu une fois tous les deux à trois mois, faute de réserves suffisantes. «Désormais, on demande aux agriculteurs de ne pas cultiver pour sauver
Bangalore. Sans compensation. Alors, ici aussi, il n’y a que les forages qui nous permettent de tenir», témoigne un vieil homme près de Karekura.
Chacun retient son souffle lorsque la saison sèche arrive
Faute d’avoir su préserver les nappes, l’
Inde tout entière est confrontée à un choix cornélien: privilégier
Bangalore, l’urbanisation galopante, le développement du tertiaire et de l’informatique. Ou maintenir la culture irriguée et la révolution verte basée sur l’agriculture intensive au Karnataka et au Tamil Nadu voisin, avec lequel les conflits vont croissant. Dans ce contexte, chacun retient son souffle lorsque arrive la saison sèche...
Surnommé «Zen Rainman», S. Vishwanath est un ingénieur qui s’est mis à récolter les eaux de pluie dès les années 1990 dans une maison qu’il a conçue à cet effet. Écologiste unanimement respecté, il inspire nombre d’initiatives locales et tente de raisonner les pouvoirs publics: «Le rattrapage économique actuel consomme toutes les ressources en eau disponibles en
Inde. Nous devons adopter un modèle de développement et un mode de vie qui nous correspondent, à la fois sobres et résilients, pour nous assurer que l’inégalité d’accès et la raréfaction de l’eau soient correctement traitées.» Selon lui, la ville ne manque pas d’eau, mais elle pourrait gérer ses ressources locales d’une bien meilleure manière. La rivière Cauvery fournit 1400 millions de litres par jour, dont 40% sont perdus dans les fuites du réseau, et l’eau souterraine 400 à 500 millions de litres supplémentaires, relâchés sous forme d’eau usée et polluée dans les lacs.L’heure des choix
«Si nous arrivions à faire en sorte que cette eau soit traitée et non pas gâchée, nous pourrions la redistribuer ensuite aux fermiers pour nourrir la ville. La solution serait aussi de se concentrer sur la récolte des eaux de pluie et de faciliter la recharge des aquifères en préservant les lacs de retenue, pour que la demande en eau fraîche diminue. En attendant, un jour, d’améliorer le réseau de distribution et d’assainissement», plaide S. Vishwanath.
Rainbow Drive est un compound qui accueille les habitants de 20 États indiens en périphérie de
Bangalore. «Dans les années 1990, cet endroit était fantastique comparé à
Delhi. L’eau était presque gratuite, nous consommions sans compter... jusqu’à ce que les forages s’épuisent, raconte K. P. Singh. C’est à ce moment-là que nous avons commencé à être prudents.» Avec l’aide d’hydrologues, cet ingénieur de l’Uttar Pradesh a convaincu les copropriétaires d’installer un système de récolte des eaux de pluie et de faire appel à des Mannu Vaddars, une corporation très ancienne, pour creuser des puits de recharge des nappes. Il a fallu aussi poser des compteurs individuels et facturer l’utilisation au-delà des seuils raisonnables. «Aujourd’hui, la plupart des habitants consomment entre 15.000 et 25.000 litres d’eau par an, et cela nous suffit amplement. Nous avons seulement besoin des camions-citernes au plus fort de la saison sèche», affirme fièrement K. P Singh.
Bangalore a toute l’intelligence et le savoir-faire pour s’en sortir. Il ne lui manque que la volonté politique. Le temps presse: les prévisions de l’Institut des sciences indien de
Bangalore annoncent l’extinction des ressources en eau dans les nappes phréatiques en 2025. C’est-à-dire demain...
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