L’Ouest américain a-t-il mené à la ‘’rustography’ ?...
Dans un vaste échange précédent très ouvert Fabhyene a fait des remarques judicieuses qui m’ont paru mériter un petit développement...
‘’’ C'est marrant parce que certains se demandent pourquoi sur internet on trouve une telle fascination pour la rouille et les ruines. Sans remonter aux textes bibliques
(tu es poussière et tu retourneras poussière), c'est oublier que les ruines étaient déjà fascinantes pour les Romantiques au 19ème siècle (à relier aussi à la thématiques des cités englouties)... et c'est aussi oublier la tradition dans la peinture occidentale des "vanités", ces représentations allégoriques de la mort, du temps qui passe et du caractère vain de toute activité humaine, vouée à la mort et la destruction...
Plus récemment, c'est aussi une thématique qui s'est développée d'une revanche de la nature sur les hommes...
Je pense qu'aux
USA cela renvoie aussi aux villes fantômes, qui font partie du patrimoine... ‘’’...
Le sujet est en effet assez fascinant quand on y réfléchit....
Chez les Romains qui ont dû leur Empire pour une bonne part à la maîtrise du fer mais qui n’avaient pas les moyens de comprendre l’oxydation, la rouille était un acte des dieux compensant la facilité avec laquelle le nouvel armement permettait de tuer l’ennemi... en tous cas c’est ce qu’ aurait écrit un certain Pline l’Ancien (
) en parlant de ferrum corrumpitur (pas besoin de traduire). Cette interprétation force d’ailleurs le rapprochement avec la fiction développée dans
La mort du fer (1931) de S.S. Held oû ce n’est pas une force divine mais une maladie venue de l’espace la sidérie encore appelée Mal bleu qui détruit la civilisation industrielle. La sidérie aurait bien sûr été introduite sur terre par une
Sidérite...
Au Moyen Age et sous les latitudes humides on imagine le travail que çà devait être de maintenir l’armure hors rouille. Heureusement le Chevalier avait son fidèle Ecuyer qui s’en chargeait en frottant consciencieusement ladite armure avec du sable fin puis de l’huile de poisson, à ce qu’on lit chez les historiens! Cependant quand l’écuyer n’est plus là les choses peuvent mal tourner... on raconte d’un Chevalier Normand, en
Angleterre, frappé par la Grâce divine ou pour échapper à l’ennemi, se réfugie dans la forêt et en signe de pénitence décide d’y vivre en ermite et ne plus jamais quitter son armure... de mauvaise langues disent qu’en réalité il ne pouvait plus l’ôter tant elle était rouillée.......
Bon... passons sur les ponts effondrés à cause de la rouille des boulonnages de poutres acier ou du ferraillage interne, la plus récente étant celle du béton armé du pont Morandi de
GênesAlors, effectivement aux
Etats Unis l’attrait contemporain de la rouille ‘’ renvoie aussi aux villes fantômes, qui font partie du patrimoine...’’
mais pas seulement....
Aux
Etats Unis, en
Australie et plus récemment au Royaume Uni se sont développés depuis une trentaine d’années un intérêt voire une passion pour ‘’la rouille’’ largement et d’abord associés à son esthétisme On peut probablement trouver un repère important dans l’introduction vers 1983 par le magazine
Hemmings Motor News d’un calendrier thématique sur les voitures abandonnées dont voici la dernière édition :
L’art s’est donc emparé de la rouille : en peinture, en photographie, dans l’art textile oû c’est souvent tout simplement un objet de fer rouillé qui, posé pour un certain temps sur le tissu, imprime en rouille le canevas de l’oeuvre (
textile rust dye)..
Parlons photo et vieux trucks rouillés...
Il y a une douzaine d’années, ou un peu plus, une jeune architecte d’intérieur de la Côte Est, un peu pour s’amuser, met en vente dans une boutique quelques photos de vieux trucks abandonnés et rouillés prises à l’occasion d’un voyage dans l’Ouest. Elle s’aperçoit alors qu’elles partent toutes en un clin d’oeil et que les gens en redemandent. Stupeur : il y avait donc un marché pour çà !
Lors d’un interview de 2015
trucks & rust - Nancy "Weezy"Forman devait en effet déclarer :
“ A little bell went off in my head, ” Forman said. “I realized it was something people were loving, artistically, automotively and nostalgically.”
C’est ainsi qu’elle devient photographe spécialisée en
RUSTOGRAPHY et qu’elle parcourt le pays, en particulier l’Ouest et le Sud Ouest, à la recherche de nouveaux sujets, mue par un sens artistique opportun puisque, incidemment, elle vend ses photos à partir de 250 et jusqu’à 2500 à 3000 dollars pour décorer les murs de votre cuisine, de votre bureau, de votre salle de séjour ou même de votre chambre...
Pour elle au moins l’expression ‘’beau comme un camion’’ a pris un sens concret !
Un autre photographe, Wayne Stadler, à peu près en même temps crée le groupe
Rustography
S’il existe donc maintenant indiscutablement un
rust art en anglophonie (à défaut d’un art de la rouille en francophonie) c’est à dire en fin de compte un art associé à l’oxydation du fer on peut en retracer l’origine loin... très loin en arrière, au paléolithique quand maîtrise du feu (= charbon de bois) et prise en compte des oxydes de fer (ocre etc..) ont permis l’art pariétal avec en premier lieu l’impression de mains positives ou négatives comme à
La Grotte Chauvet-Pont d'Arc (36000 ans)
Le fer joue décidément un rôle capital dans l’histoire de la Terre et dans celle de l’humanité qu’elle porte.
Il a d’abord permis à la vie de se développer et de se maintenir grâce au puissant champ magnétique généré par le noyau externe (du fer liquide) au centre du globe qui la protège d’un excès de rayonnements et de particules solaires et cosmiques potentiellement léthales. Si un jour, le noyau s’étant suffisamment refroidi, le fer liquide arrêtait de ‘’bouger’’ sous nos pieds, le champ magnétique terrestre disparaissant alors, nous n’aurions plus à nous soucier de changement climatique...Nous disparaîtrions aussi, probablement complètement irradiés... mais çà n’est pas pour demain !
je m’égare un peu......
Parlons ‘’rust’’ et paysages....
En peinture je me demande si ce n’est pas
Georgia O'Keeffe elle-même qui n’aurait pas, la première, associé le terme ‘’rust’ à la peinture interprétative des paysages du sud
ouest américain avec ‘’
rust red hills’’. De ceci je ne suis pas sûr... quoiqu’il en soit le
rust painting est maintenant bien établi
En francophonie on ne trouve pas un tel engouement. Cependant on peut citer au
Quebec L'Art de la rouille de Jean-Pierre Tremblay (2016) et en
France Rust-Art ou l'art de la rouille by AYRAULT BRIGITTE de
Nantes (2015) dont le patronyme est bien celui auquel vous pensez. Son livre disponible chez l’ Américain
Blurb, Inc. est payable en dollars. En en pied de couverture : ‘’ Rust in photo is an artistic and philosophic subject ‘’.
Au fait et la sculpture ?
Il existe bien sûr depuis des décennies des sculptures, constructions métalliques d’art plus ou moins rouillées ou plus ou moins potentiellement rouillées mais qui ne sont ni dédiées à la rouille ni construits avec elle. Superbe exemple avec Anza Borrego !
Par contre l’an dernier (2018) à
Pittsburg ville qui semble avoir surmonté la crise de la
Rust Belt issue du déclin industriel amorcé à la fin des années 70 le
Carnegie Museum of Art a inauguré une œuvre dédiée à l’histoire industrielle passée, aux ouvriers, afro-américains entre autres qui l’ont fait vivre et à la musique jazz qui en est sortie. Occupant 185 m², constituée à partir de 11 tonnes de ferraille rouillée récupérée sur une friche industrielle et arrangée sur du charbon (en principe, peut-être une lave volcanique noire tenant lieu de charbon) et sur du verre pilé, l’oeuvre évoque par sa géométrie un ‘’sand painting’’
Navajo, ce qui n’est pas fortuit les auteurs étant trois Amérindiens de l’Ouest (dont un
Navajo d’
Albuquerque).
From Smoke and Tangled Waters We Carried Fire Home est le titre complet de l’oeuvre que l’on peut admirer... ou simplement voir ici :
From Smoke and Tangled Waters
Mais la rouille au sens large, c’est à dire l’oxydation du fer est à l’origine de bien d’autres beautés.....
Sans l’oxydation du fer, sans la ‘’rouille’’ le sud
ouest américain serait à peu près monochrome et les formes mêmes des sédiments du plateau du
Colorado (bof!) plus cohérents, seraient moins découpées, beaucoup moins spectaculaires parce que de la même manière que l’oxydation du ferraillage contribue à la désagrégation du béton des ponts elle contribue à celle des couches géologiques en créant des hétérogénéités. Le Plateau du
Colorado ne serait qu’une masse d’une monotonie accablante. Déprimante perspective !
Rust et imagination
C’est un fait que les épaves abandonnées çà et là dans le désert, les ghost-towns, ou la forêt... çà titille l’imagination et on peut rêver un instant devant chacune d’entre elles. Le mystère est d’autant plus prégnant que, au milieu de nulle part, l’abandon semble avoir été brutal et imprévu.
L’exemple le plus médiatisé, le plus photographié depuis que les touristes affluent en
Utah est probablement celui de la foreuse d’eau de Cathedral Valley (
cathedral valley abandoned drill rig). On y voit un vieux truck de la marque INTERNATIONAL des années 50, reconnaissable à sa calandre, dont la peinture verte (comme c’était courant chez INTERNATIONAL à l’époque) est encore visible. On imagine qu’il a été pris dans une coulée de boue suite à un flash flood, que l’équipage (de la Compagnie J. Pinkerton) a fuit, n’ayant plus tard jamais été en mesure de l’extirper de sa gangue. Peu à peu le sable, le recouvrant, il se fossilise pour...les archéologues du futur, tel un dinosaure de l’ère moderne ! Pour eux il portera aussi témoignage de l’une des
Gun cultures les plus affirmées de notre temps puisque, comme beaucoup d’autres épaves, il a servi de cible aux ‘’ trigger happy’’ de la région en devenant un exemple d’une variante du ‘’rust art’’... à savoir le
'’bullet ridden rusty car ‘’ dont voici un autre classique :
et dont un autre exemple fameux est bien sûr le véhicule dans lequel Bonnie and Clyde furent mitraillés libéralement (
Bonnie and Clyde's bullet riddled "death car" ). Assez morbide !
Si la foreuse sur camion est encore en batterie, tour dressée, matériel éparpillé tout autour, l’effet est encore plus saisissant. On dirait alors que le temps s’est figé.. comme à Pompéi... sans les cendres. Mais là nous sommes dans l’ouest et, pendant une seconde, une idée va vous traverser la tête.... l’équipage aurait-il dû fuir pour échapper à une attaque d’ Apaches irréductibles descendus des montagnes. Que diable a-t-il bien pu survenir en effet à l’équipage de cette foreuse fantomatique abandonnée là, en urgence (sud de l’
Arizona du côté de la San Pedro valley)....
En réalité l’affaire remonte à la fin des années 50 quand nombre de prospecteurs ont commencé à forer pour le pétrole dans le coin et sans beaucoup de succès... certains qui avaient vendu la peau de l’ours avant de l’avoir tué et emprunté pour payer leur matériel ont simplement dû couper court à leur aventure de manière en effet brutale...
Mais qu’en est-il de ce mystérieux porte-voitures encore chargé de ses 4 voitures, lui aussi des années 50... ?
... Si vous avez une idée....lâchez vous !
Pour conclure sur une note d’humour tout en poursuivant votre réflexion métaphysique et si vous passez par là, visitez donc, en
Oregon :
The Rust Age - Zymoglyphic Museum
p.s. inutile de chercher Zymoglyphic dans le
Merriam-Webster il n’y est pas encore !
Bonne journée !