Cheminant sous la pinède, je poursuivis ma route en direction de la mer, que je voyais scintiller entre les pins. J’eus un moment d’émotion en retrouvant, exactement au même emplacement, la petite table en pierre et les quatre petits sièges carrés qui l’entouraient, où je m’étais si souvent assis pour écrire. À part le badigeon orange-momoche (de mon temps, tout était d’un blanc beaucoup plus méditerranéen), ça n’avait pas changé du tout; l’espace d’un instant, je venais de faire un bond dans le passé de près d’un demi-siècle, qui me renvoyait avec une incroyable acuité à mes souvenirs de jeune adolescent : l’odeur était la même, les objets étaient les mêmes, jusqu’aux éclats de mosaïque lézardés, et même les troncs des arbres ne semblaient pas avoir changé...
12. Le petit “coin-correspondance” de mes 15 ans, rien n'a changé...
Enfin, j’atteignis le restaurant, situé juste au bord de la plage. Comme il me parut petit, dépourvu de ses tables et de ses bancs, alors qu’il me semblait si vaste lorsque je devais le parcourir parmi des centaines de dîneurs! Comme il était silencieux, triste, éteint pour tout dire, alors que je l’avais connu animé, bourdonnant, plein de senteurs et de saveurs...!
13. Derrière le muret bas, l'espace vide qui fut jadis le restaurant sous la pinède
Pour autant, au fond, il n’avait guère changé: sous l’épais tapis d’aiguilles de pin, se voyait le sol dallé que je reconnaissais, et dans un coin, je trouvai les fragments émouvants d’un plat et d’une assiette brisés, abandonnés depuis des années, et dont les couleurs, elles aussi, me parlaient par-delà les décennies écoulées... Que de souvenirs, de longue date enfouis, mais ranimés soudain par la contemplation de quelques pauvres fragments de porcelaine bon marché!
14. Morceaux de souvenirs abandonnés...
15. Vu depuis le restaurant, la fin de la pinède, les anciens terrains de volley-ball et la mer
M’arrachant à la vague de mélancolie qui me submergeait, je marchai jusqu’à la plage. Elle était en piteux état, encombrée d’immondices apportés par la mer et dégageant une odeur peu agréable. Plus loin, la montée vers le bar était barrée par un grillage bas et une plaque
Proprietà privata. Rien ne serait plus facile que de l’enjamber, le moment venu. Je continuai le long de la mer vers la case de voile.
16. La plage en piteux état
Je pénétrais là, véritablement, dans ce qui avait été mon fief, mon royaume. Je marchai lentement le long de ce quai où, jadis, se trouvaient alignés les bers de sangles sur lesquels on portait les dériveurs après chaque sortie, et les plans inclinés en ciment qui servaient à les mettre à l’eau. Mais surtout, le quai était entièrement vide, désolé, déserté, d’une largeur haussmannienne maintenant que plus aucun bateau ne l’occupait. L’eau gardait cette transparence parfaite qui permettait de repérer les oursins et d’éviter de marcher dessus, et comme partout, le silence pesait comme une chape de plomb.
17. Le quai et, au fond, la case de voile
Je parvins enfin à la case de voile qui, comme la plupart des bâtiments en dur du village, semblait particulièrement mal en point, à telle enseigne que sa façade était étayée sur toute sa longueur afin de prévenir un effondrement imminent. L’escalier qui permettait d’accéder au toit-terrasse, sur lequel jadis, à l’abri des canisses, j’avais passé tant de moments heureux à rêver à mes navigations futures sur toutes les mers du globe, était bouffé par les ans et la rouille, au point que je n’osai pas m’y risquer. Contempler la décrépitude, et déjà quasiment la ruine, de ce lieu qui avait été pour moi un repaire familier où j’avais tellement appris et vécu tant de choses, fut un moment douloureux. Pourquoi avait-il fallu que ce village meure? Pourquoi les vacanciers ne savaient-ils plus se contenter de ce qu’un simple village de cases pouvait offrir?
J’imagine que je détenais une partie de la réponse, moi qui avais choisi, en venant à
La Maddalena, de séjourner à l’hôtel
Excelsior, qui arborait fièrement ses quatre étoiles...
Il n’empêche qu’en contemplant ce lieu, debout au bord de cette mer limpide, posant la main sur ces murs qui avaient été si familiers, j’écrasai furtivement une larme, car ce passé-là était lui aussi, et depuis longtemps, enfui à tout jamais. Ici, l’abandon, et bientôt la mort, sans doute, régnaient. Je revins à pas lents, le long de l’eau dont la transparence cristalline, elle, paraissait immuable, fraîche comme au premier jour, comme à l’aube de l’humanité.
Pour le plaisir, voici quelques photos d’époque, évidemment de très médiocre qualité, et ce d'autant plus que j'ai dû leur faire subir une cure massive d'embonpoint pour satisfaire aux liturgiques 2000 pixels minimum exigés par VF dans cette rubrique:
18. La case de voile au temps de sa splendeur (photo trouvée sur le Net)
19. Votre serviteur, ado, s'amusant méchamment à mouiller son équipier suspendu au trapèze (photo du photographe officiel du village)
20. Le même, un peu plus tard, moins fier, après un chavirage honteux (idem)
21.
Gitana IV, yacht d'Edmond de Rothschild, à l'époque actionnaire de référence du Club. Edmond adorait la voile, et voir cet énorme bestiau sortir en louvoyant de l'étroite passe de Caprera est une prouesse que je n'ai jamais oubliée. La veille au soir, il était venu serrer la main à toute l'équipe de la voile avant de dîner avec le chef de village.
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Blue439.