L’AMI RUSSE - RUSSKII DROUG
Le bateau a débarqué les pèlerins et les visiteurs à Rabocheotrovsk, avant port de
Kem en Carélie. (Son église apparaît dans « L’Ile » de Pavel Louguine). Il m’avait certainement repéré parmi tous les passagers. Nous venions de l’ile Solovsky, la plus grande de l’archipel des Solovetsky. Elle se trouve en Mer Blanche (Beloe More) au delà du cercle Arctique.
Cette ile est aux confins de la
Russie, entourée par la Mer Blanche qui gèle en hiver. Le jour disparaît pendant six mois, laissant des ténèbres grisâtres. Cette ile représente bien « l’au delà de nulle part », le confins de la civilisation, un lieu abandonné et inhospitalier pour l’Homme. C’est justement ce pourquoi les Moines l’ont choisie pour leur défi à la Nature et leur quête spirituelle.
Mon âme s’égare habituellement dans les landes d’ajonc et de granite ; je n’ai donc pas les dispositions mystiques d’un Russe, à l’imaginaire si riche, à l’âme égarée dans la brume et le gel pour décrypter le mystère Solovsky.
Je crois comprendre que le Nord représente une frontière pour le Russe, au sens américain du terme, une terre de conquête spirituelle. L’Eglise orthodoxe a voulu coloniser cette ile, et prouver que cette terre lointaine n’était pas un lieu sans Foi; le Christ y était Roi. Ainsi la civilisation russe par ses Moines marque son territoire ultime, « au milieu de nulle part ». L’âme russe est fascinée par le Grand Nord et y habite, mais je ne peux l’expliquer. Pourquoi le Russe entre il en résonance avec ces contrées ? Je peux quand même dire que moi même je n’y suis pas insensible. Ce qui me frappe particulièrement dans ces contrées, c’est la lumière arctique, blanche, pénétrante, incommodante, laser rasant la surface des étangs.
Le visiteur partant de
Kem, navigant sur la Mer Blanche est stupéfait lorsqu’au terme du trajet, il découvre le Monastère-Forteresse, improbable, émergeant du brouillard. C’est une formidable forteresse, un logis immense, comprenant des églises. Quelle foi, quelle persévérance a t il fallu montrer pour édifier cette œuvre inouïe. En plus toutes les rivières ont été canalisées ; un cheminement raisonné de l’eau permet d’alimenter des bassins d’un petit chantier naval. On penserait aux « Naviglii » de Léonard de Vinci.
A terre les vaches broutent en liberté autour du monastère et les chèvres. On déjeune dans les bâtiments en bois de l’ancienne administration pénitentiaire : (Le « S.L.O.N. » qui désigne aussi l’éléphant en russe, d’où les nombreux jeux de mots).
Les femmes déambulent en groupe avec leur fichu blanc de pèlerines. Je m’amuse à penser que dans la religion chrétienne, les femmes sont plus portées à la pratique religieuse que les hommes. Chez les Musulmans ou les Juifs ce serait l’inverse ?
Le crime rode partout, il affleure ici et là, des chuchotements désignent les lieux des sévices passés, notamment autour d’une église-phare, édifiée sur une colline. Une Nation est condamnée à porter le souvenir de ses crimes aussi longtemps qu’elle ne va pas à confesse, pour reconnaître ceux commis contre son peuple. Même la dissolution de l’URSS ne vaut absolution.
J’ai pris le bus pour
Kem, et j’en descends. Il est là aussi, c’est un homme dans la quarantaine, à la figure avenante. Comment engageons nous la conversation ? Je ne m’en souviens pas. Il me dit qu’il n’y a pas de train partant de
Kem, et pas d’hôtel non plus. Il peut m’aider. Je le remercie, et je lui dis que je vais me débrouiller ; en effet je suis déjà venu l’an dernier et la correspondance entre le train et le bateau s’était bien passée. A vrai dire l’an dernier j’avais pris le taxi du port à
Kem ; aujourd’hui le bus a attendu un temps infini pour démarrer, soit disant pour passer en tarif de nuit. Ainsi j’aurais manqué la correspondance avec le train pour
Petrozavodsk?
A la gare on me signifie que le premier train vers le sud est à 06 :00 ;
Kem n’offre pas d’hôtel ; c’est le ville du désespoir rien qu’à voir les jeunes qui trainent dans l’avenue Lenina, avec des bouteilles de bière à la main et des figures vides.
« Sortir des sentiers battus » qu’ils disent sur VF, mais il faut assumer les situations pouvant en résulter!
Dépité, je retourne voir l’inconnu qui semblait parfaitement connaître l’environnement ; il n’est pas étonné de me revoir et il m’évite d’afficher un air narquois. Il me dit de le suivre pour explorer sa solution.
A ce moment je crains une expérience homosexuelle qui ne me tente pas du tout, ou de me faire détrousser, ou de me faire rançonner. La perspective de passer la nuit dans les rues délabrées de
Kem ne me souriait pas non plus.
Nous abordons un grand bâtiment ; je vois sur une plaque que le premier étage est réservé à la Milice et le 3ème aux Chemins de Fer Russes. C’est un dépôt pour les conducteurs de machines qui y séjournent entre deux voyages.
L’homme s’annonce auprès de la Gardienne ; il me demande de lui donner une somme minime pour passer la nuit et il fait des commandes de victuailles à la femme. J’ai constaté que la femme russe est la super bonniche, corvéable à merci, dévouée, obéissante, silencieuse : On peut tout lui demander. Quant à moi, elle me servira de réveil matin, elle montera me réveiller pour prendre le train de 06 :00. Offre t on ce service au Carlton ?
Je suis rassuré de découvrir l’environnement, je pense être à l’abri et en sécurité ; la femme est au courant de ma présence et la Milice occupe le premier étage. Quant à d’éventuelles expériences homosexuelles, je pense que l’homme aurait fait des avances s’il avait eu des intentions, avant de rentrer dans le bâtiment.
Nous prenons possession de notre chambre puis nous descendons, sortons et contournons le bâtiment. Là se trouve une cantine interentreprises, cachée de la rue. L’homme est familier des lieux et des usages.
Nous prenons un honnête repas pour une somme minime.
Nous remontons à notre étage pour faire nos ablutions. L’homme se ballade à poil avec une totale décontraction de tous les Russes comme au Banya.
La salle de bain comprend 10 cabines de WC, tous les cabinets laissent entendre des fuites de chasse d’eau, des cataractes d’eau perdue s’échappent dans les égouts ! C’est le signe infaillible que vous êtes en
Russie !
Dans un hôtel de Saint Pétersbourg j’ai trouvé, à mon retour d’excursion, le robinet d’eau chaude grand ouvert, dans la salle de bain, après l’intervention du plombier !
Nous regagnons la chambre, et tout propres et nous commençons ce qui m’apparaît être un rituel russe. Je généralise hâtivement ?
L’homme (Je ne connaîtrai pas son nom) met une petite nappe sur une chaise, dispose des petits zakouskis qu’il a achetés à la gardienne et une petite bouteille de vodka. Alors je pose la mienne à coté. On va siffler les deux bouteilles sans problème. Alors commence une discussion à bâtons rompus (Je réalise maintenant que je parlais bien le russe, comme je venais de sortir des cours d’Irina).
Il raille le concept « d’âme russe » (Russkaïa Jisen), alors qu’il en est le digne représentant. Cet homme est un pèlerin ; il vient tous les ans de
Saint Pétersbourg pour se ressourcer si loin dans le Nord. Il est l’exemple typique de ce grand sentimental, à « l’âme russe ». La conversation continue dans la nuit sans que nous n’atteignions le stade de poivrots ; alors nous éteignons les feux. La nuit sera courte avant que mon réveil matin féminin ne vienne me tirer par la manche. Je crois qu’elle aura l’obligeance ou la docilité de me préparer un petit déjeuner. Ah ces dames russes, quel bonheur, quel encouragement à ma paresse naturelle, elles s’occupent de tout et en silence !
Je ne veux pas apparaître comme « Monsieur Je sais tout sur la
Russie » et généraliser mes petites expériences. Mais J’ai observé plusieurs fois cette rencontre de deux individus ne se connaissant pas, sans quant à soi, se mettant d’accord pour passer un moment ensemble à discuter, comme s’ils se connaissaient depuis toujours, de nuit souvent, cadrant ainsi avec le sentimentalisme russe. Si je forçais le trait, je dirais : « Bonjour Frère ou Sœur humains, ou alors Frère ou Sœur de notre Nation, (Les Russes ont un fort sentiment d’appartenance à leur Nation) raconte moi qui tu es, passons la soirée ensemble, c’est mieux que d’être seuls dans notre coin ; comme nous sommes des sentimentaux, rêvons de notre pays, de notre culture, de nos exploits, des femmes, que sais-je ? »
Du temps de l’Union Soviétique déjà, les hommes dans la rue voulaient fuir leur solitude et noyer leur vague à l’âme. Ils se dévisageaient et se montraient 3 doigts : C’était le signe convenu qu’ils étaient volontaires pour torcher une bouteille de vodka à trois, signe de rencontre instantanée, sans barrière, de gens qui ne se connaissaient pas mais tellement identiques, pour un projet commun : Picoler, ou partager leur tristesse, ou les deux à la fois.
J’ai déjà observé dans le train un vieil officier se trouver un camarade de vodka pour la nuit. J’ai partagé un koupé avec une jeune demoiselle et nous avons entamé cette proximité fortuite, sans vodka, mais avec le thé de la Provonidtsa.
Que voulait cet homme à mon sujet. Je pense que comprenant la situation relative au train, et à l’hôtellerie défaillante, il a voulutout simplement m’aider. De la pure bienveillance. Il a aussi vu en moi aussi un compagnon de vodka pour quelques heures, très clairement j’étais un étranger, cela a peut être piqué sa curiosité.
Pour quelques heures j’étais dans la peau d’un Russe ! Mon âme celtique n’a pas eu trop besoin d’effort pour s’adapter à la particularité « Ame russe ».
Nous nous saluons, lui encore ensommeillé. Je pars pour la gare. Il m’a laissé ses cordonnées, elles étaient fausses. Cela correspond il au protocole « Brève rencontre à la russe » : On s’oublie aussitôt ?
Voilà Catherine mon moment « Tavarich »